Thierry Birrer - Photograph...isme
" L'EI et l'invasion migratoire "
Ou comment prendre un dossier ... et en retirer le contraire.
– rédigé le 24/4/2017 –


Depuis que l'Allemagne a autorisé en 2015 plusieurs centaines de milliers de migrants à entrer sur son territoire, la menace des terroristes dissimulés parmi les réfugiés est très régulièrement brandie par les sites xénophobes et/ou sécuritaires. Et tous les moyens sont bons, y compris faire dire à des documents ce qu'ils n'ont jamais écrits.

Une de mes relations sur le réseau Facebook partage en avril 2017 une publication au titre choc « C’est confirmé – L’Etat islamique utilise l’invasion migratoire » et le commente d'un catégorique « C’était une évidence ! » : (capture d'écran du 23/4/2017 à 19h45)

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Première chose : vérifier la date. Cet article partagé date du mois d'avril 2016. Il a donc déjà un an. A la vitesse où vont les choses sur le web, partager un article déjà âgé sans le compléter ou sans prendre quelques précautions dans la présentation est fortement à éviter.
Ensuite le titre. Si on y réfléchit un peu, celui-ci devrait nous entraîner à prendre quelques pincettes avant de partager le contenu. Plus le titre est choc, puis il paraît se placer comme afficher une vérité – quelle qu'elle soit – et plus il faut être vigilant.
Ensuite, il faut regarder qui publie. En général, il est recommandé de ne faire confiance qu'à du contenu de médias ayant autorité en terme d'information. Bien sûr, pour les gens qui d'emblée pensent que les grands médias, du type Le Monde, Le Figaro, La Croix, L'Express, Mediapart ou Le Point sont au service des hommes politiques, de la finance ou tout simplement contre leurs propres idées vont être contents de voir qu'une publication va dans leur sens. Il est effectivement plus facile de croire ce que l'on a envie d'entendre ! Et c'est le cas dans la publication que je retiens aujourd'hui. Publication qui de surcroît touche un point sensible : l'immigration, l'islam et l'islamisme, le terrorisme et les attentats.
Cette publication a été reprise du site LesObservateurs.ch, un site helvétique d'information né en 2012 et dirigé par un sociologue, professeur et philosophe conservateur, Uli Windisch. Un professeur rappelé à ses devoirs par l’Université de Genève après des propos controversés tenus en 2009. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce site est particulièrement conservateur. D'ailleurs, il présente le lundi 24 avril le résultat du premier tour de l'élection présidentielle par un article titré : "Au second tour ce sera la gauche-caviar ou la droite patriotique".
En résumé, un article ancien sorti de son contexte, un titre racoleur et un éditeur xénophobe ne peuvent qu'engager à ne pas republier.

Dans le détail, cet article sur les risques de la migration, très court, se base sur trois sources : Die Welt am Sonntag, Bild et Nouvelles de France, et en mentionne une quatrième : l'agence Frontex.
Le voici in extenso :

Le chef du contre-espionnage allemand et l’agence Frontex reconnaissent que l’Etat islamique a utilisé l’invasion migratoire pour infiltrer ses djihadistes en Europe. Le chef de l’Office Fédéral de Protection de la Constitution (BfV, l'un des services de contre-espionnage allemand), Hans-Georg Maassen, reconnaît dans une interview pour 'Die Welt am Sonntag' que les services allemands ont commis une grosse erreur en croyant que l’Etat islamique n’utiliserait pas l’afflux d’immigrants clandestins pour infiltrer ses combattants en Europe.
Il reconnaît aussi que la République fédérale d’Allemagne se trouve aujourd’hui confrontée au plus gros risque terroriste de son histoire, et encore, que 70% des immigrants arrivés en 2015 n’avaient pas de passeport valide et qu’ils étaient enregistrés sur la base des informations qu’ils fournissaient eux-même.
Ces affirmations viennent s’ajouter aux révélations du journal 'Bild' qui affirmait la semaine dernière, sur la base d’un rapport confidentiel du ministère de l’Intérieur, qu’un demi-million de clandestins ne s’étaient même pas enregistrés. L’agence européenne de surveillance des frontières Frontex reconnait, elle aussi, que les flux migratoires avaient été utilisés par l’Etat islamique pour faire venir un nombre indéterminé de terroristes en Europe.

 



 


Que disent exactement les sources ? L'article datant de l'année précédente, les recherches sont difficiles. Elles doivent aussi se faire en allemand puisque les sources renvoient vers des medias germanophones, ce qui complique la tâche de tout un chacun peu habitué à la langue de Goethe.
Les archives du Welt am Sonntag ne sont en général accessibles qu'aux abonnés, ce qui complique encore plus les vérifications. Heureusement, ce n'est pas le cas pour le propos qui nous concerne.
Deux articles du Welt du 10/04/2016 sont consacrés à Hans-Georg Maassen, une longue interview et un article bien plus court intitulé "Les islamistes recrutent des réfugiés". Problème : les propos du Welt n'ont pas du tout la tonalité de la brève des Observateurs. En effet, dans le second article, il est écrit que l'organisation présentée comme "salafiste criminelle" « tente de recruter de jeunes talents parmi les réfugiés ». H.G. Maassen soulève le problème particulier des mineurs non accompagnés ou le cas particuliers du retour des ressortissants allemands partis faire le Jihad en Irak ou en Syrie et qui reviennent suite au recul de l'organisation État Islamique.
Les journalistes du Welt écrivent que le président de l'Office fédéral de la protection constitutionnelle « met en garde contre les tentatives des islamistes pour recruter des réfugiés ». A aucun moment, le responsable fédéral n'apporte de preuves permettant d'écrire "C’est prouvé !" comme le titre Les Observateurs. H.G. Maassen déclare que d'après leurs informations « L'IS va également mener des attaques contre l' Allemagne et les intérêts allemands » et il cite d'ailleurs Paris, Londres et Bruxelles (des villes citées dans la propagande de l'OIS).
Les chiffres avancés par Les Observateurs ne sont pas non plus ceux du Welt et de l'interview puisqu'il est fait mention de dizaines de milliers d'immigrants « dont nous ne savons pas qui ils sont, d'où ils viennent et exactement où ils sont », des propos tenus par André Schulz, le chef de la police fédérale allemande (BDK) et non par H.G. Maassen. A. Chulz qui précise que ce sont « Les hypothèses de certains politiciens qui étaient de ne pas craindre qu'il y ait des combattants parmi les réfugiés (qui) sont naïves » et non les "les services allemands" comme l'écrit Les Observateurs. Il précise que « 76 islamistes violents sont recherchés ».
A aucun moment dans les deux articles, il est écrit que "la République fédérale d’Allemagne se trouve aujourd’hui confrontée au plus gros risque terroriste de son histoire" comme le dit Les Observateurs mais « Wir haben die höchste Warnstufe » ce qui signifie « Nous avons le niveau d’alerte le plus élevé ». Cela n'a pas la même tonalité.
Quand Die Welt demande « La situation est-elle vraiment si grave ? », Hans-Georg Maaßen répond : « Nous prenons la situation de sécurité très au sérieux ». Et il ajoute que, si le niveau d’alerte est élevé, il y a encore « une étape intermédiaire qui serait la preuve concrète d’actions » (« zumal es noch eine Zwischenstufe gibt, das wären Hinweise auf konkrete Tatplanungen. »).
Quand Les Observateurs rédige "les services allemands ont commis une grosse erreur en croyant que l’Etat islamique n’utiliserait pas l’afflux d’immigrants clandestins pour infiltrer", le responsable allemand déclare « Nous avons très bien et dès le départ envisagé cette option que IS utilise le flux des réfugiés ».
Concernant les 70% d'entrants en 2015 sans passeport valide, le responsable allemand tempère immédiatement dans l'énoncé de ce chiffre par la formule « Nous ne pouvons en déduire qu'ils sont contre nous parce qu'ils ont un document non valide ». Il avoue « (avoir) la crainte que des personnes dangereuses aient été enregistrées dans les bases de données des migrants ».
Il est d'ailleurs intéressant de remarquer – ce que n'a pas fait Les Observateurs en écrivant "confrontée au plus gros risque terroriste de son histoire" – que H.G. Maassen précise « Pour être honnête, je pense que le terme "terroriste" ne correspond pas exactement au cas de l'IS. (...) Nous avons plutôt à faire face à un conflit armé. »
Le résumé de ces deux articles du Welt qui en est fait par Les Observateurs est donc largement modifié et le résultat est présenté de façon volontairement alarmiste. Cela se nomme une manipulation puisque l'on fait dire ce que l'on veut véhiculer comme message et non ce qui est exactement dit.
Autre caractéristique habituelle de la manipulation : se retrancher derrière des sources sérieuses (ici Die Welt, Bild et Frontex) pour asseoir sa crédibilité. Surtout quand les sources, non précisément identifiées et de surcroît en langue étrangère, ont toutes les chances de ne jamais être lues.

Dans son interview, H.G. Maassen soulève aussi le problème de l'activisme de droite qui a gagné en Allemagne près de 2.000 membres au cours des deux dernières années. Il indique que « c'est une préoccupation (car) la violence a considérablement augmenté » ajoutant que ce sont « les extrémistes de droite tentent de mobiliser sur les questions de l'asile et des réfugiés » ce que fait ... le media Les Observateurs, en utilisant le texte mais aussi l'iconographie.
Hormis l'image utilisée en chapô, une seconde illustration devance la lecture de l'article :

Hormi le rouge et le noir de celle de tête qui crée une ambiance anxiogène, cette seconde image est aussi intéressante à décoder : nous y voyons des membres de l'organisation Etat Islamique pointer des armes vers nous. Sous-entendu, nous sommes menacés. Et quand on est menacé, que devons-nous faire ? Nous défendre bien sûr. Pour le site Les Observateurs, cette défense passe en premier lieu par le rejet de toute forme d'immigration puisqu'elle est susceptible de contenir (ce qu'elle contient d'ailleurs) quelques terroristes en puissance.
Un message de repli et identitaire que comprennent parfaitement certains internautes qui abondent, souvent avec des termes violents, en commentaires de l'article des Observateurs :

Et certains n'hésitent d'ailleurs pas à faire appel aux armes.
En précisant que sur le site Les Observateurs, les commentaires sont modérés. Le site précise « 100'457 commentaires retenus sur 3'464'976, chiffres au 2 novembre 2016 ». Si l'appel à prendre les armes n'est pas modéré, on imagine la teneur des propos qui le sont et le niveau de bienveillance extraordinairement bas de ceux qui proférent de tels propos. Les chiffres de modération donnés par Les Observateurs indiquent que 97,10 % des messages sont effacés !!!


Trois autres sources apparaissent dans l'article étudié : Bild, Nouvelles de France et Frontex.
Le site Nouvelles de France se définit comme libéral-conservateur et "propose une revue de web de l'actualité et des articles illustrant ses avis" (sic) se présente sur sa page Facebook par la formule « Parce qu'il n'existe encore aucun site professionnel d'infos et d'opinion exclusivement de droite qui ait un contenu majoritairement propre. ». Rechercher un an plus tard un article sur ce site est assez complexe puisqi'il n'y a aucun moteur de recherche digne de ce nom. Impossible donc de retrouver en avril 2016 un article parlant de cette interview de H.G. Maassen..

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© Thierry Birrer – 25/04/2017

Nota juridique : Dans mon explication, je n'ai masqué aucun nom sur les copies d'écran puisque la page des Observateurs est une page totalement publique sans nécessité d'être abonné pour en lire le contenu et les commentaires attachés. Ces pages sont donc indexées par Google par exemple.

[ Fin ]


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