Thierry Birrer - Photograph...isme

" Monde à l'agonie "
Ce texte est extrait d'un carnet de reportage auprès des réfugiés en Grèce.


Sept heures trente. Nous revoilà sur la route. Compte tenu de la présence de Zehouania, j’ai abandonné l’idée de rejoindre l’autoroute Athènes/Skopje pour y cheminer comme le font les migrants et nous allons passer par la campagne. Inch’Allah que nous ne soyons pas contrôlés ! Après tout, la demoiselle paraît avoir de la chance après l’épisode du contrôle de police avorté de la veille et l’hôtel. Croisons les doigts pour que cela se poursuive ainsi !
Il n’est pas encore huit heures que déjà le soleil est sévère. Et pas d’ombre, ou si peu. Quelques arbres au terme du premier kilomètre. Quelques autres encore mille cinq cent mètres encore plus loin. C’est tout et surtout quasiment aucune circulation. C’est tout si l’on excepte les détritus en tout genre qui jonchent les bas côtés : enjoliveurs, bandes de roulement de pneu, papiers par milliers, canettes par centaines, bouteilles, cagettes, petit électroménager, revues ou journaux. Une vraie décharge à ciel ouvert ! Point positif, il y a aussi de belles senteurs dues à une multitude de jasmins, de lauriers et de bougainvilliers dans certains jardins. Senteurs bien nécessaires parfois quand du fait d’un égout cassé une pestilentielle odeur attaque les narines.
Sur ces premiers hectomètres, les ex-voto sont aussi légion. Les usines abandonnées et en partie détruites aussi. C’est sinistre ! Comme la veille, les bas côtés sont très peu praticables, mais la circulation est si rare qu’il n’y a aucun inconvénient à marcher sur la chaussée et de profiter de l’ombre en passant de gauche et de droite au hasard des éventuels ombrages. Tout est bon pour prendre un peu de fraîcheur, car plus l’heure avance, plus le soleil monte et plus la température grimpe. Au terme de la première demi-heure, ma compagne de marche, d’un silence absolu, a déjà épuisé le quart de ma réserve d’eau. Je me dis que j’ai manqué de présence d’esprit que de ne pas prendre quelques fruits au pantagruélique buffet de l’hôtel. Heureusement, le village d’Athanasios est le bienvenu.

Athanasios, une bourgade de quelques milliers d’habitants écrasée de soleil. Une cigogne dans son nid haut perché nous regarde passer. Comme à Thessalonique, les abribus y sont éventrés, les trottoirs mal entretenus, le tout faisant pauvre, voire miséreux. Les rues sont peu animées, ce qui n’égaye pas le tableau. Nous ne croisons que des gamins qui se rendent au collège. De rares véhicules. Je profite d’une station service pour lui acheter un petit sac à dos, des mouchoirs en papier et une bouteille d’eau d’un litre et demi. Mon sac est plein à craquer et je n’ai aucune envie de porter 1500 grammes supplémentaires. Cela nous permettra ultérieurement de pouvoir acheter des fruits. Son « Merci ! » est le premier mot qu’elle dit depuis le départ, quatre kilomètres plus tôt.

Nous passons sous l’autoroute qui mène au nord, vers cette frontière macédonienne fermée depuis maintenant quatre mois, l’autoroute que je souhaitais initialement suivre en arrivant à Thessalonique la veille à midi. Même les péages ont fermé et ce ne sont plus que des squelettes de béton grisonnant.
Sous le pont, une famille syrienne au grand complet – le père, la mère, le grand-père, la grand-mère, les trois enfants, le frère du père, sa femme et leur enfant, soit dix personnes – est assise. Ils ont dormi là, à même le sol pour les parents, sur un vague tissu ou une veste pour les enfants. Seul le père parle un peu anglais. Eux aussi ont fuit Idomeni, quatre jours plus tôt. Ils veulent rejoindre Thessalonique, mais un des enfants est malade, il a la diarrhée. Ils ne savent plus quoi faire. Zehouania me sert d’interprète car l’anglais de mon interlocuteur est insuffisant pour s’expliquer. Je prends conscience que m’embarquer dans ce reportage sans parler arabe est une bêtise absolue. Il devient urgentissime que je mette à apprendre cette langue.
Le père me supplie de l’aider. La mère se met à genoux pour me supplier à son tour et en arabe, « pour son enfant de six ans seulement » me traduit Zehouania.
Que faire ? Je ne suis ni bénévole humanitaire, ni secouriste-sauveteur et encore moins docteur, mais visiblement le gamin est très mal, très blanc et surtout très fiévreux. Je me rappelle être passé devant une pharmacie. Je décide d’y retourner. Je laisse Zehouania et fait demi-tour en hâtant le pas. J’avais bien vu une pharmacie, mais je suis incapable de la retrouver. Et je n’en vois aucune autre, ce qui est un comble dans le pays d’Europe qui compte le plus de pharmacies par habitants, trois fois plus qu’en France. J’avoue que je n’ai pas non plus très envie de passer la matinée à chercher.
Après quatre tentatives infructueuses, un commerçant qui parle anglais finit par m’indiquer un apothicaire dans un passage piéton. Pas de chance, le pharmacien ne parle pas anglais. Pas un seul mot. Ni allemand, ni français, ni espagnol, ni italien. Rien d’autre que grec. Je peux difficilement l’en blâmer puisque le lieu n’est pas touristique du tout.
Après avoir discuté avec une personne qui semble être sa femme, il m’indique que je dois patienter. Une minute passe, puis cinq, puis dix. Je commence à m’impatienter, tandis qu’un attroupement se forme dans la minuscule échoppe : je suis devenu l’attraction. Tout le monde veut savoir d’où je viens. Je ne sais dire que Γαλλία en grec puisque personne ne parle ni anglais, ni français, ni rien d’autre. Au terme d’un quart d’heure, je commence à sérieusement penser que je perds mon temps d’autant que voilà largement plus d’une demie heure que j’ai quitté le groupe de Syriens, quand une jeune femme arrive dans la boutique. Elle parle non seulement anglais mais aussi quelques mots de français. Pas suffisamment pour expliquer ce que je veux mais elle comprend tout de même que je souhaite un médicament enfant contre les diarrhées très importantes. Je lui demande aussi s’il y a dans le village un docteur et quelle langue il parle, s’il y a un poste de Croix-Rouge ou quelque chose du genre, et aussi où se trouve le poste de police le plus proche. Chargé de tout cela, je repars dare-dare vers le pont ... un kilomètre plus loin. J’y parviens passablement en sueur. Je découvre alors que si le gamin à la diarrhée, c’est dû au fait que la veille, suite au manque d’eau et à la chaleur, toute la famille a bu de l’eau dans les ruisseaux.
Zehouania fait l’interprète, j’insiste pour que la famille passe par la case docteur, mais sans argent, sans papiers et sans parler la langue, cela ne va pas servir à grand-chose. Ne reste que la Croix-Rouge, mais il faut aller à Thessalonique, soit 25 kilomètres. Ou au poste de police du bourg, ce qui paraît tout autant impossible dans leur situation. Eux aussi affichent d’ailleurs une peur bleue de la police. Alors, la mort dans l’âme, les médicaments pour le gamin offerts avec l’adresse du docteur et de la police, j’abandonne à leur sort cette famille de réfugiés, Zehouania ayant de son côté laissé sa bouteille d’eau d’un litre et demi car la famille n’avait plus rien à boire. Ils sont dix, cela donne à peine un demi verre par personne. Vu la chaleur, le pire est sûrement à venir.

J’aurai aimé prendre un cliché de cette famille, mais je n’ai pas osé. Je sais que je vais photographier la misère à Idomeni, mais je vais surtout y passer du temps. Si j’avais été seul, j’aurai peut-être passé la matinée avec ces gens et j’aurai alors pu les photographier, mais là, non, ça fait rapace. Cela je n’ai jamais su faire, encore moins aujourd’hui car que je ne suis pas très fier de les laisser avec ce gamin qui nécessite je pense un peu de repos médicalisé avant de pouvoir remarcher.
Comment imaginer qu’en mai 2016 des gens qui ont fuient la guerre à Idlib, à peine à deux heures d’avion d’ici, en soient arrivés à boire de l’eau d’une rivière en fuyant un camp infâme dans un des premiers pays de l’histoire de l’humanité ? Qui sait si je ne les aurai pas suivis ? … Mais je ne peux me dédoubler entre Zehouania qui va au nord et aux qui vont au sud. Alors, à regret, je pars et j’abandonne ces vies minuscules. Minuscules mais qui racontent l’histoire, la grande histoire de nos renoncements, de l’humanité du déraille et de l’Europe qui sombre.

Troublé par cette rencontre et tout à l’écoute de Zehouania qui me raconte un peu l’histoire de cette famille en Grèce depuis maintenant quatre mois – ils lui ont aussi dit de ne pas aller à Idomeni, « car c’était la mort » –, je pars sur la droite au lieu de partir sur la gauche. Bien m’en prends car garée au bord de la route, il y a une voiture de police. Zehouania est paniquée quand je lui explique que je vais indiquer à ces policiers qu’il y a des gens en détresse sous le pont, qu’ils ne peuvent pas rester comme cela, alors je l’attrape par la main et je me dirige avec elle droit vers l’auto.
Les deux officiers sont à demi somnolents dans leur gros 4x4 Hyundai. Quelle idée aussi de stationner en plein soleil, mais vitres ouvertes et ventilateur à fond ! Je leur explique que sous le pont, à 250 mètres en arrière, il y a un enfant qui a besoin de secours. Et accessoirement de l’ombre. Visiblement, ils s’en foutent royalement. L’un d’eux est plus captivé par la France et tout fier, comme la veille au soir l’hôtelier, il me cite les mots qu’il connaît en français ou les lieux qu’il a visité lors de son voyage de noces avec sa femme, quelques années plus tôt : Versailles, Paris, Chambord, Le Touquet, bonjour, Champs-Élysées. En anglais, celui qui conduit me fait remarquer que j’ai une très jolie fille. Certes, mais ... les réfugiés sous le pont ?
Nous allons nous en occuper ! me répond, sèchement, le conducteur.

Demi-tour. Nous traversons une voie ferrée désaffectée pour retrouver la bonne route. Quand je me retourne, la voiture de police n’a toujours pas bougé. Je m’arrête quelques instants à l’ombre d’un arbre car j’hésite à partir en laissant ces gens, là comme ça, et j’aimerai bien que les policiers se remuent un peu, mais non, rien, la Hyundai ne bouge pas.
Au bout de plusieurs minutes, c’est Zehouania qui me prend par la main et me dit « Venez, allons y ! ». Alors nous partons. Je suis en pleine expectative, mais que puis-je faire ? Appelez la Croix-Rouge ? Je ne peux pas non plus aider tous les réfugiés de la Grèce ! Déjà la veille, j’aurai bien aimé apporter plus d’aide à ceux que j’ai renvoyés vers la station-service.
Je suis étonné que Zehouania m’ait dit « Allons-y », je trouve que ce n’est pas très solidaire. J’aurai aimé entendre dans sa bouche un son contraire du type : « Si vous voulez, nous pouvons rester un peu avec eux ».

(...)

© Thierry Birrer – Juin 2016

Le village d'Agchialos avec le pont tout au fond
Athanasios (Grèce) - Mai 2016 © T. Birrer

[ Fin ]

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