Dans les filets de la manipulation

C'est l'histoire d'une image partagée comme il y en a tant sur les réseaux sociaux. Une image qui dénonce une manipulation. Sauf qu'en y regardant de près, tel est manipulé qui croyait hurler à la manipulation.

Au départ, cela commence très banalement. Une personne que j'apprécie partage sur son mur Facebook une publication d'une autre page. L'image partagée – sans commentaire ni légende – est en fait une association de deux images (voir ci-dessous). Celle du haut représente un soldat qui semble menacer (frapper ?) une personne accroupie. Celle du bas est la même, cadrée différemment, et qui montre alors la personne présumée accroupie (sur la première image) elle-même (tombée ? en bagarre ?) sur un autre soldat.

Copie d'écran du 22/09/2015

A 15h00 ce mardi, la photo est alors likée près de 750 fois et elle affiche près de 600 partages. Il y a aussi 33 commentaires. Ce sont ces commentaires qui attirent mon attention. Car, alors que rien n'indique dans la photo qu'ils s'agit de miltaires aux prises avec des réfugiés, on peut lire : « Ne pas répondre aux appel aux dons refuser de donner », « Encore le coup de la noyade », « Et ils veulent qu'on les fasse venir chez nous??? non mais c une blague??? ».

Copie d'écran du 22/09/2015

Les commentaires sur les partages sont à peine plus variés, les médias en prenant pour leur grade (les fautes d'orthographe sont d'origine) : « La magie des médias... », « Les journaleux gauchistes cache la vérité », « Photo tronquée....information tronquée ! », « En haut version media à la solde des bisounours, le pauvre migrant tabasser par les méchantes forces de l'ordre, et en bas la cruelle vérité qu'il ne faut surtout pas monter », « Les forces de l'ordre attaquer par les migrants................ elle est belle la presse dite libre ... », « Pas faux », « Ca ne m'étonne pas...encore des bon socialopes qui veulent faire passer les immigrés pour des pauvres malheureux !! Sauf que si on les laisse s'installer chez nous ils n'apporteront que le chaos !! », « La vérité vue par les médias...mdrrrr », "Ah les merdias ... lavage des cerveaux pour les gobes moutons !!!!! »,

A regarder avec quelque attention le cliché, ce sont bien des militaires isaréliens qui sont à la manoeuvre sur la photo. Or le gouvernement israélien a mis son veto à l'accueil de réfugiés et il y a peu de chances que des réfugiés syriens, irakiens, érythréens ou libyens tentent de rentrer de force en Israël. On peut certes rêver, mais là, non. Si donc ce ne sont pas des réfugiés, qui sont ces gens ? Et d'ailleurs d'où vient cette photo ?
Ce qu'il y a de bien avec internet, c'est qu'avec un peu de méthode on arrive vite à trouver pas mal d'informations. Encore faut-il évidemment se donner la peine de chercher ! Grâce à un outil gratuit de Google (qui sur ce coup-là est bien un ami), il est possible de retrouver la déclinaison d'une image sur le web. Dans le cas de Facebook, il suffit de faire un clic droit sur l'image :

puis de coller ce lien à la page : images.google.com

et là, bingo, Google est assez puissant et en 0,46 secondes, il déniche 586 fois l'image recherchée. Commence alors un autre travail : traquer l'information correcte, c'est-à-dire trouver le lien le plus ancien qui traite de cette image, la viralité de ce montage étant assez fort depuis la mi-août 2015 si j'en juge par le nombre de pages Facebook ou de comptes Twitter qui la proposent. Il ne faut cependant que quelques minutes pour trouver l'original et ainsi reconstituer l'histoire de ce montage.

La photo originelle date de 2005. Elle a été publiée par un journal australien Sydney Morning Herald le 27 Novembre 2005. Cette photo de Nasser Ishtayeh d'Associated Press est très exactement légendée « Sticks and stones: Israeli soldiers clash with Palestinian demonstrators yesterday in protest against the separation barrier near Ramallah. ». C’est donc plutôt un cliché de guerre. Rien à voir avec une invasion d'immigrés/réfugiés. Elle sert d’illustration à un article qui traite d'une réaction du gouvernement israélien face à des accusations britanniques de développement des colonies.

Il est manifeste que sur cette publication au moins la photo n'a pas été tronquée.
L’assemblage des deux photos tel que présenté au début de cette article a été publié pour la première fois en 2012 sur Facebook sur le compte Gan Emuna réalisée par Bratslav Hasidim (une école hassidique controversée). L'assemblage est légendé : « Ceci est un mensonge. Regardez la photo publiée dans les médias internationaux (ci-dessus) et de voir la vraie image (ci-dessous). Sentez-vous libre de partager avec tous ceux qui croient dans la presse internationale. ». Une page FB Gan Emuna qui existe toujours (page qui est uniquement rédigée en hébreu) et qui bénéficie d'une certaine audience avec plus de 170.000 "amis" en septembre 2015.
La photo du haut est barrée de la mention "International media" mais le nom du photographe n'est pas indiqué de même que ne figure aucune référence de publication. S’en suivirent dans les semaines suivantes plus de 6000 partages.
Quelques mois plus tard, un journal israélien modéré à la ligne éditoriale située à gauche, Haaretz, est accusé en 2013 d’avoir tronqué l’image originelle d’AP. Cette fois l’image du haut (du même assemblage) est barrée de la mention "Haaretz" et celle du bas est taggée "Makor Rishon", un autre journal (à la ligne éditoriale bien ancrée à droite) qui lui dévoilerait la vérité. Sauf que le quotidien Haaretz n'a jamais publié ce cliché. Le journal est néanmoins fort vilipendé. L’accusation est si relayée par les réseaux sociaux locaux que le journal doit se défendre. Après enquête, un article officiel est publié dans les colonnes du journal le 28 mai 2013 avec la dénonciation de la manipulation.

Et voilà aujourd'hui que le montage (qui est donc clairement un faux) réapparaît sur la page Facebook des Amis de Police et Réalités, une communauté qui a pour brève description : « On ira buter (les terroristes) jusque dans les chiottes. » (des paroles attribuées à Vladimir Poutine au début de la seconde guerre de Tchétchénie). On serait en droit d'attendre une autre description de la part d'un regroupement de personnes (républicaines ?) au service de l'état français. En quoi cette phrase s'applique t'elle à la sécurité nationale ? (mais c'est vrai que c'est un autre sujet).

Un simple regard posé sur l'image, c'est-à-dire dénué de tout parti-pris de type "manipulation" ou "réfugié", aurait permis de remarquer que les deux images sont identiques et que le cercle rouge destiné à mettre en évidence une partie de l'image est strictement le même sur les deux images. Ces deux points se vérifient aisément et au pixel près avec un logiciel de traitement de l'image de type Photoshop. Ce qui indique que le recadrage de l'image a été fait après apposition du cercle rouge. De même la mention "liberal media" est bien trop généraliste pour être honnête. Qu'est-ce exactement qu'un "liberal media" ? Plusieurs commentaires incriminent une presse de gauche, ce qui montre déjà la méprise dans l'esprit de l'internaute qui interprète l'image avant de la décoder. Il est aussi assez rare que plusieurs médias publient exactement la même image et le cas de la photo d'Aylan sur la plage turque le mois dernier est l'exception qui confirme la règle. D'autre part, quand on veut dénoncer un fait, on cite la personne visée. Dans le cas de la manipulation des normes anti-pollution aux USA par exemple, VAG est bien cité. D'ailleurs lorsque la manipulation a frappé Haaretz, celui ci a bien été désigné. L'absence de cible clairement identifiée devrait être dans l'esprit du lecteur source à méfiance.

Sous ce montage, chacun y va pourtant joyeusement de son commentaire : « Image d'en haut : le pauvre migrant qui se fait tabasser par un policier... l'image d'en bas : en fait c'est le migrant qui attaque un policier... c'est bizarre comment l'état et les journalistes essai de nous faire croire au pere noel... tout pour nous faire croire que tous les migrants sont des saints... » (Nicky Lee), « Putain de journaleux gauchistes.. » (Xav Mam's), « Tout est mit en oeuvre pour faire porter le chapeau à nos policiers..... honte à ces journaleux ..... conduits par la dictature pure et simple » (Wahida Trabelsi), « Vive les meRdias » (Régine Guilloteau), « Dormez braves gens décérébrés, vous êtes anesthésiés par l'Etat français avec votre consentement ! » (Penny Lane) ... « Et oui manipulation quand tu nous tiens !! » (Burel Serge) ...
Beaucoup de haine, de vindicte, de bétise, d’insultes et au passage une dose sur les réfugiés et tout cela pour un montage bidon. Que c'est affligeant !

Copies d'écran du 22/09/2015

Une petite vérification sur les profils de ceux qui ont commenté montrent que certains appartiennent au monde de la police ou de la gendarmerie. Et ces personnes n'ont pas remarqué que les casques, les tonfas, les équipements et les écussons ne correspondent pas à un équipement français, britannique, espagnol, allemand ou italien ? Donc que la scène ne se déroulait pas en Europe occidentale ? Que c'est inquiétant de la part de personnes chargées d'assurer notre protection si elles se laissent ainsi abuser !

Copies d'écran du 24/09/2015

Conclusion ? Comme l'écrivait un site israélien à propos de cette manipulation le 26 avril 2013 : « La prochaine fois avant de crier et de partager, on devrait effectuer une petite vérification ou simplement se laisser envahir par le doute, afin de ne pas devenir un outil dans les mains de ceux qui veulent seulement augmenter le nombre de likes sur leur page. »

Autre conclusion ? Le « Dormez braves gens décérébrés » m’a bien fait rire. En effet, tel est pris qui croyait prendre. De surcroît, la communauté "Police et Réalités" publie le même jour sur son blog, ironie du sort, un article qui concerne un détournement d'images !

Nota juridique : Dans mon explication, je n'ai masqué aucun nom – de même que sur les copies d'écran – puisque la page des amis de Police et Réalités est une page totalement publique sans nécessité d'être "ami" pour en lire le contenu et les commentaires attachés. Ces pages sont donc indexées par Google par exemple.

[ Complément du 27/09/2015 ]

Une version simplifiée de ce texte a été placée en commentaire sous la publication des amis de Police et Réalités dès le jour de parution. Et que croyez-vous qu'il advint ? Le compteur de "j'aime" et de partages ne cessa de grimper au fil des heures qui suivirent, puis au fil des jours pour au final atteindre six jours après avoir été publiée la somme (impressionnante ?) de 1310 partages. Ce qui donne, suivant les estimations, de 130.000 à 500.000 autres cibles/lecteurs.

Copie d'écran du 27/09/2015 - 10h15

Comme le dit si bien Marc Ferro, historien et directeur d'études à l'École des Hautes études en Sciences sociales : « Il ne suffit pas qu'une information soit délivrée, qu'une image soit diffusée. Il faut encore que ses destinataires acceptent de la recevoir. » Explication que n'ont visiblement pas envie de recevoir les adeptes de la page des amis de Police et Réalités au vu de la façon dont il s'autocongratulent :